Sosa 6 (ou le passage de relais)
Il y a 39 ans et quelques semaines est décédé mon sosa 6. Et voici qu’aujourd’hui, je suis à mon tour le sosa 6 de quelqu’un. Elle s’appelle Lucie.
En fait, j’ai écrit cela il y a quelques jours, dans des circonstances très particulières, où la sosa 7 de Lucie, autrement dit ma petite femme, était hospitalisée à Dakar après avoir été évacuée de Ouagadougou. De ce côté-là, tout va bien maintenant.
Mais revenons à mon sosa 6, que je voudrais évoquer pour accueillir ma propre petite-fille. Mon pépé. Oh, disons le tout de suite, j’aimais aussi mon autre pépé, celui qui est mon sosa 4. Je les aimais tous les deux, autant. Différemment sans doute, parce que chaque personne est unique. Et j’aimais aussi mes deux grand-mères, différemment aussi. Mais ce n’est pas le sujet. Parlons de sosa 6.
Donc de mon pépé.
Pépé, il était de l’autre siècle… On le lui disait d’ailleurs, vu qu’il était né en 1899. Ce n’est qu’au moment de construire mon arbre généalogique que j’ai su que c’était à Chauny, dans l’Aisne, au hasard des voyages du bateau de ses parents. Clotère Charlemagne Bernard et Alice Estelle Blasseau, mes arrière-grands-parents donc, étaient bateliers. Je ne les ai pas connus et je ne sais pas grand-chose d’eux en réalité. Mon pépé, qui s’appelait Lyonnel, lui, bien sûr, je l’ai connu. Mais la mémoire est cruelle, elle s’efface et ce ne sont plus que des bribes de souvenirs qui sont présents. Sans oublier ceux que je n’ai jamais eus, que je n’arrive guère à reconstituer, comme ce temps où tu fus soldat au 36è RI, mobilisé début 1918 et envoyé au front à la toute fin de cette guerre qu’on appellera « Grande ».
Pourtant, l’autre soir, alors que j’étais couché à Dakar, juste après avoir commencé ce petit texte, un souvenir m’est revenu, un souvenir qui était enfoui profondément et n’avait pas resurgi depuis des décennies. Je me suis retrouvé dans le lit, dans la chambre de mes grands-parents, où je dormais le mercredi soir. Il était haut, ce lit. De là, on apercevait, de l’autre côté du boulevard, à travers les platanes, la cour de M Jerrycan. En fait M Jerrycan vendait du carburant de l’autre côté, au bord du canal, aux bateaux. Mais on allait aussi chercher chez lui ce qui alimentait le poêle à mazout du salon, et sans doute la cuisinière aussi. Enfin la cuisinière, je ne sais plus, elle était peut-être au charbon.
Car il y avait le canal, tout près, au bout de la rue du Chemin Vert. Bizarrement, j’ai habité à deux pas d’une autre rue du Chemin Vert, à Paris cette fois, une bonne vingtaine d’années plus tard. Mais celle-là, à Douai, n’était pas une rue commerçante, elle n’était qu’une impasse s’arrêtant au canal. Ah le canal. Nous allions nous y promener avec pépé. Les garçons, c’est-à-dire mon cousin, beaucoup plus âgé que moi (de 5 ans…) et moi. Nous allions le long du canal, sur le chemin de halage. Cela ne devait pas être de si longues promenades, mais leur souvenir est là, gravé à jamais. Je n’avais jamais montré cet endroit à ma femme, il a fallu que mon père disparaisse pour que je pense l’y emmener, brièvement. Pourtant c’est mon enfance qui est là-bas, le long du canal. Là où l’odeur du mazout se mêle à celle de la campagne, de cette herbe qui pousse sans contrôle, de ces fleurs que bien des années plus tard j’irais cueillir pour vainement tenter de constituer un herbier. Oui, mon pépé, ton souvenir est mêlé à celui du canal.
Mais pas qu’au canal. Je pense aussi à ta remise, au fond de la cour, où nous jouions, même si je crois que tu n’aimais pas trop que l’on touche à tes outils. La remise, un autre monde que les enfants d’aujourd’hui, gavés de télévision et de jeux vidéo, ne peuvent même pas imaginer. Il n’y avait pas de télé chez pépé et mémé. Et même s’il y en avait eu une, on n’y aurait regardé « La piste aux étoiles » le soir, mais rien dans la journée. On jouait aussi dans le salon, ou plutôt la salle à manger. On jouait au mikado, à la bataille ou au rami et sans doute à d’autres jeux que j’ai oubliés.
Je dis souvent que j’ai appris la cuisine en regardant mes grand-mères. C’est vrai que les jeudis, au boulevard, mémé nous gâtait. Elle faisait de la glace, sans sorbetière, dans un bac à glaçons qui allait au frigo. C’était bon. Et pépé, lui, réchauffait la glace pour que ma petite sœur puisse la manger…
D’autres souvenirs surgissent, en vrac. Une lessiveuse où on se lavait, l’été au moins, dans la cour. Des groseilles apportées par la voisine. La pompe dans la cour, qui était désaffectée avec des bacs transformés en pot d’hortensias. Les perruches de la voisine. Les toilettes au fond de la cour, à côté de la remise. Et même les dalles de la cour. L’escalier, dans la cuisine, vers la cave. L’autre escalier, qui arrivait à la porte et permettant d’accéder à l’étage où étaient les chambres. Et ton meuble où étaient rangés des dossiers. Et auquel un manteau fut accroché, qui me fit crier « pépé y a un gangster ». Ah tu me l’as raconté celle-là, tant de fois.
Et puis les jeudis se sont arrêtés, vous êtes partis habiter en Dordogne. Plus tard mémé dira que cela t’a permis de vivre encore quelques années, malgré tes poumons abîmés par une mauvaise pneumonie, si j’ai bien compris. Mais on vous voyait tous les hivers que bizarrement, vous passiez dans le Nord, où deux de vos filles étaient restées, et aussi à Sarcelles où était établie la troisième.
Car oui, pépé, tu as eu trois filles, comme moi.
Quand vous veniez dans le Nord, tu regardais encore passer les péniches. Tu t’asseyais sur mon lit, tu écartais le rideau et tu voyais l’écluse, toujours le même canal. Le hasard faisait que nous habitions dans un immeuble situé tout près et qui offrait, depuis les chambres, une vue imprenable sur cette fameuse écluse.
Je repense aussi à cet été 1977 où je rentrais d’un périple en train « interrail » jusqu’en Grèce, où j’ai décidé de suivre mon pote Hivert dont la famille était de Dordogne. J’ai ainsi pu passer quelques jours avec vous, sans penser bien sûr que c’était un dernier bonheur d’enfant que je nous accordais. Nous nous sommes dit au-revoir sur un quai de gare.
Et puis un jour, tu nous as quittés. Tu as été malade, on t’avait hospitalisé. J’ai en tête que c’était à Périgueux, ou peut-être à Limoges mais la mention sur ton acte de naissance dit que c’est à Nontron, où tu habitais, que tu es décédé. On savait que tu ne t’en sortirais probablement pas. Je m’attendais à cette annonce. J’étais étudiant à Paris. M Gravelin m’a appelé dans son bureau. C’est lui qui a dû m’annoncer ton décès. M Gravelin, c’était le secrétaire général, le chef de l’administration en quelque sorte, mais il me connaissait parce qu’il était le trésorier perpétuel de l’association sportive et que j’en étais un des piliers. Et ça me ramène à toi. Parce que tu jouais au rugby, je ne sais pas trop où, sans doute à Rouen, sans doute dans les années 1920. On n’en a pas assez parlé, je le regrette.
Il y a plein de choses dont nous n’avons pas assez parlé. J’étais enfant. On a l’éternité devant soi quand on est enfant. Et tellement de choses à faire.
Et maintenant, ce 8 juillet 2018, je suis à mon tour le sosa 6 de Lucie, son grand-père pour revenir au langage des gens normaux. Elle est née cette nuit.