X comme chromosome X
Aujourd'hui, c'est le 28 juin, c'est à dire mon anniversaire. Je peux donc m'octroyer tous les privilèges. Et le mieux, c'est que je peux même réutiliser cet argument chaque année, du moins jusqu'à ce que le 28 tombe un dimanche.
C’est donc à ceux, ou plutôt à celles, qui ont, ou eurent, deux chromosomes X que je penserai aujourd’hui. On parle assez peu des femmes dans la guerre de 14-18. Bien sûr, on connaît quelques victimes civiles, comme celles évoquées lors de l’indexation de Cuincy, et aussi des femmes qui l’occupant allemand n’hésita pas à fusiller pour acte de résistance, comme celles citées à Nomain. Bien sûr, on parle aussi de celles qui servirent comme infirmières, ou encore de Marie Curie qui apporta la radiologie sur le front. On parle aussi des femmes qui « remplacèrent » les hommes dans les usines ou dans les champs.
Mais voilà, les femmes de ma famille étaient pour la plupart en zone occupée(1), ou alors bloquées dans des régions à l’arrière, comme ce fut manifestement le cas de mon arrière-arrière-grand-mère Estelle Florentine Dartois, batelière. Veuve depuis 1907, on peut penser qu’elle vivait alors près de sa fille, et probablement d’autres membres de la famille. En effet, son adresse lors de son décès est 12 rue Ste Adélaïde(2) à Rouen, sur l’île Lacroix. L’adresse de mon grand-père lorsqu’il passe au recrutement de Rouen dès 1918, la classe 19 étant mobilisée, est le 6 de la même rue. Le fait que son décès ait ensuite, en 1919, été transcrit à Thivencelle, Nord, où au moins une tante de mon grand-père habitait, confirme que cette résidence à Rouen était probablement liée à la guerre.
Cette île Lacroix est manifestement un repaire de bateliers, son église leur est même dite « paroisse des bateliers ». Compte tenu de son âge (elle avait 78 ans), il est difficile de lier directement son décès à la guerre.
Un autre décès survenu durant la guerre m’interpelle : c’est celui d’ Eglée Marie Cogez, épouse de mon arrière-grand-oncle George Désiré Groulez, lui-même mort pour la France en 1917. Elle est décédée 83 boulevard de l’hôpital et son décès est déclaré par des personnes elles-mêmes domiciliées à cette adresse. Même si la numérotation a pu changer entre 1915 et aujourd’hui, il me semble bien qu’il s’agit là de l’adresse de l’hôpital de la Salpêtrière à Paris. Un quartier où je suis passé souvent au début des années 80, ayant des amis qui habitaient par là, sans me douter que cette tante dont j’ignorais alors jusqu’à l’existence y était décédée. De quoi ? ça je ne le sais. Peut-être existe-t-il des archives accessibles au public : il faudrait que je me renseigne, j’y pense en écrivant ces lignes.
Je voudrais aussi consacrer quelques mots à Fortunée Delval. Fortunée, c’est aussi le second prénom de ma grand-mère : il est donc permis de penser que sa tante était sa marraine. A sa mort en 1916 à Aniche, elle n’a que 47 ans, et sa nièce ma grand-mère n’a elle que 14 ans. Comme Eglée Cogez, Fortnuée Delval laisse un veuf, François Descamps, qui est alors sous les drapeaux(3), et une fille Georgette, laquelle épousera en 1931 un certain Jacques Fernand André qui, pour l’anecdote, reçut les palmes académiques en 1936 pour « services rendus à l’art musical ». Je n’ai pas trouvé leur éventuelle descendance, et donc celle de Fortunée Delval. Son décès est-il lié aux conditions de la guerre, ou plutôt, s’agissant du Nord, aux conditions de cette occupation par les armées allemandes ? Impossible de le savoir.
Venons en à celles qui étaient vivantes et ont donc traversé cette guerre. Bien sûr, c’est à mes deux grand-mères que je pense. Je ne sais pas grand-chose d’elles à cette époque. Ma grand-mère paternelle est née à Flines-lez-Râches et tout laisse penser que c’est là qu’elle a passé les années de la guerre. Son frère aîné était aux armées(4), comment ma grand-mère, née aussi en 1902, et ses sœurs cadettes, nées en 1904 et 1906 ont-elles traversé cette époque ? Je ne sais pas, je n’ai jamais rien entendu, pas même une anecdote. Son père, mon arrière-grand-père donc, était né en 1873 mais à la mobilisation il bénéficia d’un sursis de 60 jour, ce qui laissa le temps aux allemands d’envahir le Nord et il fut « présumé resté en pays envahi ». Au moins peut-on donc penser qu’il put, avec ceux de sa génération qui n’étaient pas aux armées, ou prisonniers en Allemagne, aider à rendre la vie moins dure.
Mon autre grand-mère, Marcelle Fortunée Groulez, que j’ai citée plus haut, ne parlait pas beaucoup non plus de son passage dans la guerre. Mais au moins, une anecdote est-elle parvenue jusqu’à moi. On y parle d’un médecin militaire allemand qui trouve que la jeune fille est bien faible, et qu’il faut lui donner un fortifiant. A moins que mon souvenir ne déforme l’histoire, il aurait conseillé de mettre des clous dans de l’eau et de faire boire ensuite cette eau à celle qui deviendrait bien plus tard ma grand-mère. Une façon empirique de donner du fer. Pourquoi cette « prescription » ? Aucune idée. C’est tout ce qui m'est parvenu, et encore l’ai-je probablement déformé.
Je me rends compte que nous sommes, ceux de ma génération, les derniers témoins indirects de cette guerre de 14, au travers du peu que nous ont raconté nos grands-parents, souvent sans y penser. Nous étions trop jeunes pour songer à les faire parler, ou alors il aurait fallu qu’ils atteignent un âge fort avancé où de toute manière ils auraient certainement alors confondu la réalité et le souvenir modifié au fil des années.
Comme on dit au Burkina, on ne ramasse pas l'eau versée.
- On pourra consulter une page de la RTBF, la Belgique occupée ayant connu des conditions assez proches de celles du Nord occupé.
- Cette rue se situe dans une île de la Seine, l’île Lacroix, que j’avais repérée lorsque j’ai, voilà un moment, découvert l’acte transcrit à Thivencelle, commune connue dans la famille comme étant le domicile d’une tante. Elle a été largement touchée par les bombardements de la seconde guerre mondiale.
- Au moment du décès de son épouse, il est affecté au 6è RIT et sera « détaché aux mines de Marles » du 7 mars 1916 à la fin de la guerre. Il était menuisier, sans doute faut-il comprendre que son métier consistait à l’étayage des mines.
- J'en ai parlé l’autre jour.