Anniversaire
Il y a 101 ans à l'heure même où j'écris ces mots, tu disparaissais. La mort t'emportait alors que tu n'avais que 53 ans. Je m'étais dit que peut-être j'irais avenue Félix Faure, là où tu habitais, depuis finalement pas très longtemps et où la faucheuse t'a trouvé. Un genou récalcitrant, un ascenseur en panne en ont décidé autrement. Il n'y a pas très longtemps que je connais cette adresse: j'avais toujours entendu dire que tu étais mort dans le Gers. Mais les archives de Paris sont arrivées en ligne et j'ai vérifié, à tout hasard. Bien sûr, j'avais entendu parler du XVè arrondissement, je savais que ton fils, mon grand-père, avait travaillé au Bon Marché, qui n'est pas si loin.
Mais tout de même. Pourquoi donc toute la famille, qui bien sûr ne t'a pas connu, pour ce qui est de ceux qui sont encore là, a-t-elle toujours dit que tu étais mort dans le Gers? Un mystère de plus, qui rejoint celui de Jean, ton fils, le frère "disparu" de mon grand-père.
Je ne suis allé qu'une fois avenue Félix Faure pour voir cet immeuble au fronton si surprenant.
Au fond, on ne sait pas grand chose de toi. Il a fallu consulter les archives de l'état-civil pour découvrir que tu étais né à Réjaumont et non à Castéra-Verduzan où ta famille a habité ensuite, à Maska probablement, petit point qui figure sur ta carte, ma carte maintenant. J'y suis allé, avant que le lieu, anciens thermes, ne soit transformé en restaurant théâtre.
Tu vois, petit à petit, on en apprend un peu plus. Et cet été, j'ai redécouvert deux portraits qui dormaient dans un emballage en kraft, récupéré de celui d'un lot de chaussures, il y a encore l'étiquette. Il n'y a aucun nom, aucune date. Mais compte tenu de leur provenance, il ne peut s'agir que de toi et de mon arrière-grand-mère, ton épouse, sans doute ta veuve au moment où ces cadres ont été réalisés. Pour elle, c'est une photographie mais pour toi, c'est un dessin, peut-être réalisé à partir d'une photo de petit format.
On a cherché à s'assurer que c'est bien toi. Par élimination, il ne peut pas s'agir de ton fils Louis, chez qui vraisemblablement ces portraits se trouvaient, car le celui de femme n'est pas celui de son épouse, que ton petit-fils, mon père, a connu. Bien sûr, on aurait pu penser aussi à Jean, le fameux "oncle Jean"... Mais ça ne colle pas.Il aurait été plus jeune à l'époque où l'on portait cela.
Non, je suis sûr que c'est toi.
Alors aujourd'hui, date anniversaire de ta mort, j'ai écrit quelques mots et pensé à toi. Etrange tout de même de se dire que juste 42 ans plus tard, jour pour jour mais bien loin de là, naîtrait celle qui deviendrait ma femme et la mère de tes arrière-arrière-petites-filles. Coïncidences diront certains, signes du destin diront d'autres?
Ce que je sais, c'est que si tu avais vécu plus longtemps, la vie de mon grand-père aurait été bien différente. Il aurait sans doute fait des études, comme ses frères. Aurait-il été plus heureux? Qui sait? Mais ce qui me paraît très probable, c'est qu'il ne serait pas revenu dans le Nord, où il a probablement suivi sa mère qui elle-même suivait peut-être son fils, le fameux oncle Jean, qui se lançait dans une entreprise, qui ferait faillite un peu plus tard.
Ton fils aurait sans doute eu une vie de bourgeois parisien. Et peut-être n'y aurait-il jamais eu d'oncle Jean mystérieux, lui aussi aurait eu une vie différente.
Mais voilà, ce 22 juillet 1916, à deux heures et demi du soir, tu es décédé en ton domicile parisien du 40 avenue Félix Faure.
Et même si je ne crois pas beaucoup à l'au-delà, à la vie des esprits, je te salue en ce jour. Un peu de toi vit toujours en moi, un peu de toi vit en chacun de tes descendants.